Itinéraire d'un Médecin de la fin du 20è siècle
Le baccalauréat
Ma scolarité en troisième et en
seconde fut très perturbée par les événements d’Algérie. Mon bulletin de
seconde ne comportait aucune note et je
fus simplement admis à passer en 1ère
S . Je quittai définitivement l’Algérie avec mes parents le
26 mai 1962 et devins ce qu’on a appelé par
la suite un rapatrié.
Mes parents m’avaient inscrit
au lycée de Saint-Germain-en-Laye où l’accueil fut loin d’être chaleureux pour ne pas dire franchement hostile. Il
y avait un climat anti-pied-noir et anti-juif
avec d’une part la France conservatrice
et réactionnaire dans ce qu’elle avait de pire
et d’autre part les militants de gauche plus ou moins affiliés au parti
communiste qui nous considéraient comme des colonialistes. Le proviseur avait
eu la délicate attention de ne faire rentrer les rapatriés que dix jours après
la rentrée scolaire si bien que tous les groupes de travaux pratiques étaient
déjà constitués et que je me retrouvai seul
au fond de la salle. Il refusa mon inscription en tant que demi-pensionnaire ,m’obligeant
ainsi à prendre mes repas , un sandwich le plus souvent, seul sur un banc, dans
le grand parc de Saint-Germain au cours de l’hiver 1962- 1963 qui fut
particulièrement rigoureux .La neige avait tenu plusieurs semaines et les
températures étaient glaciales. Ma scolarité très irrégulière des deux années précédentes en
Algérie avait entrainé de grosses lacunes et mes efforts du premier trimestre n’
aboutirent qu’ à un avertissement général .
Pourtant mes notes étaient plutôt moyennes et bien des élèves avaient
des résultats inférieurs aux miens. Cette sanction qui m’avait paru et qui me
paraît encore aujourd’hui profondément injuste
et même discriminatoire, m’affecta beaucoup car j’étais jusque là plutôt habitué aux félicitations du conseil de discipline.
Lorsque je parvenais à la fin de la classe de première à résoudre certains problèmes un peu
compliqués, le professeur de mathématiques me sanctionnait systématiquement
affirmant que j’avais à l’évidence triché, étant d’après lui incapable de
trouver ce type de solutions. Il n’avait pas compris ou n’avait pas voulu
comprendre que j’étais pratiquement passé de la quatrième à la première et
que j’étais parvenu seul en quelques
semaines à combler la plupart de mes lacunes.
Je rappelle cet épisode car
cet avertissement me fût finalement très salutaire ; il m’a poussé à
travailler sans cesse et à viser l’excellence
dans tout ce que j’ai entrepris dans le demi-siècle qui a suivi.
En juin 1963, malgré les avis
défavorables de tous mes professeurs, je décrochai mon premier bac dans sa
version la plus sélective ( bac C : sciences ,latin). Je fus la dernière génération à passer le bac en
deux parties.
En 1963 je fus admis dans la classe de Sciences Expérimentales (Sciences Ex
comme on disait alors) du lycée Condorcet. Le milieu était plus ouvert , plus cosmopolite
avec des professeurs de qualité. J’obtins les encouragements dès la fin du premier trimestre et le bac avec mention bien à la fin de l’année avec 19/20 en mathématiques et 17/20 en
physique.
Les années de fac
En 1964 , j’entrepris avec enthousiasme
mes études de médecine . Mon père
était un excellent médecin, plein de bon sens et d’humanité, un de mes cousins était déjà Médecin des hôpitaux , un autre de mes
cousins de 10 ans mon aîné, venait d’être reçu à l’internat des hôpitaux de
Paris . Je m’étais fixé comme objectif déjà
à cette époque de réussir moi aussi ce concours très sélectif.
La première année de faculté
intitulée CPEM (certificat préparatoire aux études médicales) se déroulait le
premier semestre en faculté de sciences et le deuxième semestre en faculté de
médecine. C’était une année difficile et très sélective pour éviter aux étudiants
n’ayant pas le niveau suffisant de
s’engager dans des études médicales
réputées longues et difficiles. Les
matières enseignées étaient nombreuses : physique, chimie, statistiques,
biologie animale, biologie cellulaire, biophysique, biochimie, histologie,
embryologie. J’avais choisi de commencer mes études universitaires en
m’inscrivant au CPEM B , le plus dur
bien sûr où enseignait un professeur de physique, Monsieur Blamont , brillantissime
spécialiste d’astrophysique, pionnier de la politique spatiale française,
directeur du centre national d’études spatiales et pour qui enseigner à une classe de futurs médecins
devait être une sacrée corvée. Ce savant
était très exigeant , essayait dès le
début de décourager le maximum d’étudiants , et avait pour spécialité le zéro éliminatoire en physique.
J’appréciais beaucoup sa rigueur
intellectuelle et vers la fin de l’année
nous échangions quelques mots à la fin du cours, ce qui était plutôt
rare dans l’Université encore très
hiérarchisée de 1965. Nous avions fait une année de balistique et
d’astrophysique avec des problèmes qui à
l’évidence dépassaient largement notre
niveau. Je m’étais permis de lui faire remarquer que nous n’avions que très peu
abordé notre programme de physique qui comportait en particulier, pour de
futurs médecins , de la dynamique des fluides, de l’optique, de l’électricité…
Il me répondit que malheureusement nous n’en avions pas eu le temps . C’est
finalement le Professeur de faculté qui m’a le plus marqué et j’en parle encore
50 ans après.
Une fois l’année de CPEM
réussie ,la vie d’un étudiant en médecine était une course perpétuelle contre
la montre. Nous avions un stage hospitalier le matin qui nous retenait de 8
heures jusqu’à souvent 13 ou 14
heures ; il n’était pas question de déjeuner et nous arrivions souvent en
retard à la faculté pour les cours de l’après-midi. Après les cours, avaient
lieu les travaux pratiques en particulier d’anatomie qui se terminaient vers 19 heures . Après
un bref diner au restaurant universitaire,
nous avions 2 fois par semaine des
conférences pour préparer l’externat des hôpitaux, une conférence de médecine
et une conférence de chirurgie.
Les années de concours
Je fus nommé Externe des hôpitaux de Paris à
20 ans en 1967.Ce concours constituait la première étape d’une carrière hospitalière et permettait
d’obtenir un petit salaire. Ma première paye fut inférieure à 200 Francs,
c’est-à-dire environ 30 € par mois pour une présence quotidienne de quatre
heures à l’hôpital et des gardes de week-end et de nuit obligatoires. Je me mis
immédiatement à préparer le concours d’internat avec acharnement. . J’ai eu la
chance d’hériter de mes parents d’un
coefficient intellectuel correct mais malheureusement insuffisant pour réussir sans travailler et j’ai donc toujours
été un affreux besogneux . Le programme de l’internat était très vaste et j’avais pris l’habitude de me
coucher tôt pour me réveiller vers une heure du matin et travailler dans le
calme toute la nuit. Lorsque je partais à l’hôpital vers huit heures du matin,
j’avais déjà derrière moi sept heures de travail. Bien entendu pendant toutes ces années de préparation de l’externat et de
l’internat, il n’était pas question de sortie , de cinéma ,de flirt ni de
vacances ; c’était une vie monacale qui paraîtrait je crois insupportable
aux jeunes actuels. J’ai été définitivement et complètement formaté par la préparation des concours médicaux et
actuellement encore, lorsque je suis confronté à un problème même non médical, je
l’analyse et l’approfondis comme s’il s’agissait d’un problème complexe et
vital et comme si toute ma carrière en dépendait.
Mai 1968
J’étais tellement concentré sur mon travail
que je n’ai pas du tout compris
l’importance de mai 68. En sortant des travaux pratiques de parasitologie ,j’ai retrouvé ma petite voiture, une Dyane,
au milieu d’une barricade ,rue de Hautefeuille.
Il y avait d’un côté les manifestants qui lançaient des pavés et de l’autre
côté les CRS avec leur bouclier prêts à
charger. Je me suis protégé la tête avec mon cartable, dirigé vers la barricade
et ai récupéré ma voiture. Je suis rentré chez moi et me suis remis au travail.
Bien sûr à l’époque , beaucoup pensaient qu’ il n’y aurait plus d’examen, plus
de concours et qu’au lit du malade, l’avis
d’un étudiant de première année ou d’un
aide-soignant équivalait celui d’un professeur chevronné. Le slogan était qu’il
était interdit d’interdire. J’ai toujours pensé que même si les concours disparaissaient , ce qui semblait
plausible à cette époque se voulant révolutionnaire , la société aurait
toujours besoin de médecins
compétents et que continuer à
étudier constituait à long terme un
investissement sûr. Très franchement je respectais mes professeurs, l’ordre
établi et la hiérarchie aussi bien à l’université que dans les services
hospitaliers .Je ne me suis finalement
que peu senti concerné par ce mouvement de contestation qui allait changer
radicalement la France.
L’Internat
Pour préparer le concours, j’avais pour
principe de ne faire aucune impasse et de connaître parfaitement les questions
classiques et sortables mais aussi les questions qui n’avaient que très peu de chances d’être choisies.
En1969, j’atteignais mon
objectif ,à mon premier concours et devenais à 22 ans Interne des hôpitaux de
Paris. Je me souviens encore des questions de mon concours . En médecine :
hyperparathyroïdie primaire(question très peu sortable) , en chirurgie :
diagnostic des occlusions du grêle, en
biologie : aldostérone et en anatomie : veine rénale gauche .Une
carrière s’ouvrait maintenant à moi probablement
hospitalière et brillante. Le concours de l’internat des hôpitaux de Paris
était très sélectif .Il y avait 200 postes pour 2000 candidats, tous déjà Externes
des hôpitaux .La plupart des candidats n’étaient nommés qu’au troisième ou
quatrième concours. Ayant en plus un an d’avance dans mes études , je me
retrouvais sensiblement plus jeune que la plupart de mes collègues.
L’assistance publique
À cette époque, à
l’Assistance Publique de Paris, obtenir un titre, réussir un concours,
signifiait que vous aviez la compétence technique pour affronter seul certaines situations d’ urgences médicales.
Nommé externe, je me trouvais en chirurgie infantile, confronté à toute la
traumatologie et devais réaliser de nombreuses sutures parfois difficiles sans
n’avoir jamais reçu la moindre formation technique. J’ai passé mon premier
semestre d’internat à l’hôpital de Poissy en 1969 et lors de mes gardes je devais assurer
seul les urgences médicales d’adultes,
d’enfants mais également de nouveau-nés et de prématurés. Je me suis formé en voyant beaucoup de
malades mais globalement tout s’est
relativement bien passé. De nos jours les internes sont beaucoup plus encadrés et il y a toujours quelqu’un de plus expérimenté, un assistant ou un senior prêt à les
conseiller et à se déplacer.
Après ce premier semestre d’internat, j’ai résilié
mon sursis pour faire mon service
militaire, ce qui me permettait en même temps de faire « vieillir »
mon internat et d’obtenir ensuite au choix des postes plus intéressants. Ma
formation militaire a eu lieu d’abord à la caserne de Vincennes puis à l’école des officiers de
santé de Libourne. J’ai pu effectuer ,
grâce à mon classement de sortie, le reste de mon service militaire à l’hôpital
du Val-de-Grâce puis à l’hôpital Bégin auprès de médecins de grande qualité. Mes
supérieurs hiérarchiques m’appréciaient et me conseillaient vivement de
poursuivre une carrière militaire.
Au cours de mes années d’internat, j’ai eu la possibilité de me spécialiser en
cardiologie mais également de me former
à différentes spécialités de médecine interne. Il m’arrivait d’être de
garde plusieurs jours par semaine
surtout pendant les périodes de vacances d’été.
Après mon internat, j’ai pu obtenir ,auprès du Professeur Chiche ,un poste de chef de clinique .Mon
patron était un médecin très brillant ,partageant son temps entre son service
hospitalier, son importante clientèle privée et ses nombreuses conquêtes
féminines. Ces succès agaçaient ses
pairs et il avait plus d’ennemis que d’amis. Nous avions beaucoup de
complicité ; il me considérait comme son fils spirituel et m’honorait
d’une confiance absolue. J’avais
à 28 ans carte blanche pour diriger le
service de réanimation cardiaque de l’hôpital Tenon. Ce poste de
responsabilité était très prenant, m’obligeant à passer dans mon service matin et soir tous les jours
de l’année samedi et dimanche compris. Les
gardes étaient fréquentes ,s’enchaînaient et succédaient à des journées
normales de travail. Être confronté à des situations multiples et souvent
complexes était à la réflexion un moyen
de formation sans égal que n’aura
jamais l’interne de 2015 qui bénéficie
de 36 heures de récupération après une garde de nuit.
J’ai travaillé, j’ai publié de nombreux
articles, j’ai donné de nombreuses conférences, participé à des congrès
nationaux et internationaux et je pensais parvenir à faire une carrière
hospitalière. En 1978, j’ai été inscrit sur la liste d’aptitude aux fonctions de professeurs agrégés de cardiologie. Tous
les inscrits sur cette liste d’aptitude étaient en principe nommés professeurs
agrégés .Le poste que j’espérais à Tenon ne s’est pas libéré. Certains me
conseillaient la patience mais, sans certitude, je ne me voyais pas attendre,
encore plusieurs années une hypothétique carrière hospitalière ; d’autres
me proposaient de prendre temporairement
un poste à l’étranger( le poste de chef de service de cardiologie à l’hôpital
de Kaboul était alors disponible) ou en province mais ma situation familiale ne
me permettait pas de quitter Paris. Si cette nomination avait dépendu d’un
autre concours encore plus sélectif ,je
m’y serais sans hésitation présenté car
j’avais encore l’époque une grande puissance de travail. Je me suis en fait
rapidement rendu compte que ces
nominations ne dépendaient pas seulement
de la valeur du médecin mais aussi de relations
personnelles, d’échanges de services et d’influences politiques. Mon
patron venait de prendre sa retraite et je n’avais aucun appui politique . J’ai
donc décidé en 1979 de m’installer . Une petite annonce dans le
Figaro m’a permis de trouver en location
au 53 Boulevard de Courcelles ,dans un hôtel particulier, un très beau
local où s’est déroulée toute ma
carrière de clientèle privée.
L’évolution de la médecine
En 45 ans de pratique
médicale, j’ai assisté à la disparition
de l’externat, de l’internat, des mandarins , de la médecine clinique et du
médecin de famille La médecine a gagné en efficacité ce qu’elle a perdu en
humanité .Mon père dans les années 50 pratiquait encore les accouchements à
domicile. Au début de mes études médicales en 1964 ,les moyens de diagnostic
étaient très limités. Le scanner et l’I.R.M.
n’existaient pas ; l’échographie, l’endoscopie digestive en étaient à leurs
balbutiements . La pilule contraceptive n’était pas encore commercialisée et
l’interruption volontaire de grossesse a
été interdite en France jusqu’en en 1975. Les antibiotiques arrivaient à
contrôler la plupart des infections mais les médicaments dont nous disposions dans
beaucoup de spécialités et en particulier en cardiologie avaient pour la
plupart une efficacité très limitée. Il y avait encore à l’Assistance Publique
des salles entières de tuberculeux, et les ostéomyélites étaient fréquentes
dans les salles d’enfants .Les lits en soins intensifs étaient rares et en
principe réservés à des patients encore jeunes . La première unité de soins
intensifs en cardiologie n’a été créée qu’ en 1961. Beaucoup de patients
avaient encore des séquelles de poliomyélite ou étaient d’anciens blessés de guerre ;personne
ne parlait du Sida ou de l’Alzheimer .
La clientèle
J’ai eu le privilège d’avoir
une clientèle nombreuse ,très attachante et d’origine très diverse . J’ai
soigné quelques célébrités de la politique et du spectacle ,des scientifiques et
des médecins réputés mais aussi beaucoup de gens modestes . Je leur ai, je crois
, accordé à tous la même attention . Face à la maladie , l’homme reste toujours
cruellement désemparé et souvent désarmé
quels que soient son statut social, ses connaissances , ses convictions
philosophiques ou religieuses.
J’ai assisté à
la dégradation de l’image du médecin et à la désacralisation d’une profession
qui était jusque là très considérée. En
quelques décennies, la société a complètement changé et la médecine est devenue
un objet de consommation. Le médecin , craignant d’être mis en cause, doit
aujourd’hui s’entourer de mille précautions, multiplier les examens
complémentaires et suivre des protocoles. Les moyens modernes de communication
entrainent une surinformation médicale souvent mal assimilée et l’expérience
acquise doit s’effacer devant les performances de la dernière technique.
J’ai toujours
été très impressionné par les hommes de grande culture. Mon premier Maître, le
Professeur Siguier, était le meilleur médecin interniste de son époque et malgré
sa cécité , il avait un savoir encyclopédique débordant largement le domaine de
la médecine. L’extrême spécialisation de la médecine me parait très déroutante
pour les malades qui ,même s’ils bénéficient de soins de qualité, n’ont plus
l’impression d’être réellement pris en charge. L’écoute, l’interrogatoire et
l’examen clinique ne sont plus en vogue chez les jeunes médecins qui n’ont
aucune idée de l’intensité de la relation pouvant se créer entre un médecin et
son malade lors d’une auscultation très attentive ou d’un palper méticuleux.
J’ai vu mon premier malade
chez le Professeur Siguier le 3 octobre
1965 et ma dernière malade à mon cabinet
45 ans plus tard le 26 juin 2010 . Je me suis efforcé d’être toujours
disponible et espère avoir aidé certains de mes semblables. J’ai beaucoup sacrifié ma vie personnelle et
ma vie familiale à mes études et à mon travail. J’ai été très touché par la
confiance que m’ont témoignée beaucoup de mes patients qui pour certains me
sont restés fidèles pendant plusieurs
décennies mais assez curieusement j’ai raccroché mon stéthoscope sans beaucoup
de regrets , un peu comme si j’avais déjà donné le meilleur de moi-même .